Alors que les cartes du monde se rebattent, l’entrée dans une “nouvelle ère” semble cristalliser l’autonomie de l’Union Européenne autour de son industrie de Défense. Pour autant, il est une arme, certes non substituable à un Rafale, mais tout aussi redoutable qu’il conviendrait de surinvestir : les mots. Car si l’influence n’est que la 6ème fonction stratégique de défense, elle reste le 1er théâtre de conflits asymétriques. Désinformation, manipulation des perceptions, remise en cause du discours politique, des opérations d’acteurs étrangers visent à déstabiliser les politiques publiques, les secteurs stratégiques et les équilibres sociaux. En faisant appel aux émotions et à la compromission, la désinformation s’appuie sur les vulnérabilités de la parole publique pour entraver l’autorité des décideurs, l’indépendance de l’examen démocratique et la confiance des citoyens. Dans un contexte de guerre hybride, la maîtrise des récits est une arme capable de déstabiliser des nations entières. La Roumanie peut en témoigner. Au réarmement de l’Europe, doit présider le réarmement de son pouvoir narratif.
Réarmer la parole publique
La conduite d’un projet politique en démocratie dépend de son acceptabilité sociale. En façonnant la perception des enjeux, structurant le débat et renforçant la légitimité de l’action politique, la parole publique joue un rôle central dans l’adhésion de l’opinion publique. Préserver la portée de la parole publique sur le terrain médiatique est une nécessité.
Ce réinvestissement dans la bataille des narratifs doit passer par une politique d’influence offensive assurant la promotion des valeurs humanistes, des intérêts français et européens. Un dispositif combinant une veille proactive et une analyse partagée de l’information serait la phalange d’une doctrine globale préventive et réactive. La création d’une agence dédiée, intégrant des experts technologiques, des sociologues et des communicants, permettrait de coordonner une réponse nationale et européenne efficace.
L’autorité du décideur public dépend aussi de la crédibilité de sa parole, s’appuyant sur des faits et des experts reconnus, plutôt que sur des “petites phrases” médiatiques cristallisant les émotions sur les réseaux sociaux. En élevant le niveau du débat public, en cohérence avec la réalité de son action, le décideur public sera le garant de sa propre résilience en réduisant le champ de ses vulnérabilités auprès de l’opinion. Entre le carpet bombing rhétorique de la Maison blanche et la Maskirovka du Kremlin, chaque décideur public doit être formé à ces enjeux de communication.
La parole publique retrouvera enfin sa légitimité par le renforcement du lien avec la société civile. Et ce, en cultivant l’éloquence de la mise en œuvre des décisions politiques en accord avec les préoccupations réelles des Français. Un dilemme donc, pour les 57% de Français opposés à un effort de guerre (Sondage Elabe pour Les Échos) au lendemain de l’annonce d’un plan de 800 mrd. destiné à réarmer l’Europe. Rechercher l’adhésion dans le rassemblement, non dans la division, doit être la preuve par l’exemple des vertus de nos processus démocratiques.
Un récit national et européen
Un rapport du Sénat sur les opérations d’influences étrangères encourage une mobilisation “narrative” au service du soft power français. Il serait judicieux que la société civile, principale cible des opérations d’influence soit impliquée dans un récit national, collectif, désirable et enviable. Comme le disait Jean de Lattre de Tassigny, “Frapper l’ennemi c’est bien. Frapper l’imagination c’est mieux.” Et la France, comme l’Europe n’ont pas à aller chercher bien loin pour éveiller cet imaginaire, mettant fin à des années de bashing français et européen, souvent destinés à justifier des politiques plus austères que nécessaires dans une course effrénée à la compétitivité.
Pilier de ce récit, la France, 7ème puissance mondiale, à même de pouvoir compter sur 26 pays alliés et les 450 millions d’habitants de l’Union Européenne, forts de 17 000 mrd. de dollars de PIB. Soit plus que la Chine, l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie et la Russie. À cela s’ajoutent de nombreux actifs, dans tous les secteurs stratégiques - tant qu’ils ne sont pas vendus aux États Unis. Avec un budget de défense désormais supérieur à la Russie ou la Chine, l’Europe rassemble deux puissances nucléaires. L’Europe rayonne dans le monde, tant par sa puissance académique que touristique. Elle est enfin reconnue pour la défense des droits de l’Homme, la protection de la vie privée, ses avancées en matière de santé publique et de transition écologique. De l’unité du récit naîtra l’union des forces qui lui donneront vie. Il en va de la souveraineté de nos institutions, la cohésion nationale et la capacité de l’Union Européenne à écrire notre avenir commun.